Stratégie nationale de l’ESS : absence de consensus et report à 2026

Mercredi 19 novembre 2025, la réunion du Conseil Supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire (CSESS) au ministère de l’Économie s’est soldée par un blocage. Les représentants du secteur ont refusé de valider la feuille de route présentée par le gouvernement, jugeant le texte en décalage avec les enjeux actuels. Le ministre Serge Papin a acté le renvoi des travaux au mois de mars prochain.

Une validation impossible

La séance, qui se tenait à Bercy, avait pour objectif principal l’approbation de la « Stratégie nationale de développement de l’ESS ». Ce document cadre doit répondre aux exigences de la Commission européenne, formulées dans son plan d’action de 2021, et devait être transmis à Bruxelles avant la fin de l’année.

Autour de la table, l’ensemble des corps intermédiaires était représenté : ESS France, l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES), ainsi que les grandes familles du secteur (coopératives, mutuelles, associations, fondations).

Le texte soumis par l’administration n’a pas obtenu l’aval des parties prenantes. Selon plusieurs participants, le document a été jugé « inacceptable en l’état », entraînant une suspension du processus de validation.

Les points de blocage techniques

Le rejet de la feuille de route repose sur plusieurs griefs précis formulés par les têtes de réseau :

  • L’absence de moyens dédiés : les acteurs pointent un texte qui recense des dispositifs existants (comme le DLA ou Guid’Asso) sans proposer de nouvelles lignes budgétaires d’investissement, notamment pour la transition écologique des structures.
  • Le statu quo législatif : alors que le secteur réclame une loi de programmation pluriannuelle pour sécuriser ses financements et une révision de la loi Hamon de 2014, la stratégie présentée ne comporte aucun calendrier parlementaire.
  • La contradiction budgétaire : les représentants de l’ESS ont souligné l’incohérence entre cette stratégie de développement et les arbitrages du Projet de Loi de Finances (PLF) 2026, qui prévoit des réductions de crédits sur l’Insertion par l’Activité Économique (IAE) et les contrats aidés.

Un nouveau calendrier pour le ministère

Face à cette opposition unanime, Serge Papin, ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat, a dû revoir le calendrier. La transmission du document à la Commission européenne est officiellement différée.

Le ministre s’est engagé à rouvrir une phase de concertation pour amender le texte. L’objectif est désormais de présenter une nouvelle mouture, co-construite avec les acteurs, d’ici la fin du premier trimestre 2026. Cet épisode marque une tension notable dans les relations entre l’État et les acteurs de l’économie sociale, sur fond de contraintes budgétaires strictes.

Voici la deuxième partie de l’article, consacrée au diagnostic du secteur.

J’ai conservé le ton factuel et journalistique, en mettant en lumière les mécanismes économiques (effet ciseau, concurrence) plutôt que le simple ressenti émotionnel.


Diagnostic : un colosse aux pieds d’argile

Si la rupture politique de ce mois de novembre est spectaculaire, elle n’est que le symptôme d’un malaise plus profond. Au-delà des questions de gouvernance, l’Économie Sociale et Solidaire traverse une crise structurelle majeure. Analyse d’un secteur pris en étau entre une demande sociale explosive et un modèle économique à bout de souffle.

L’usure de « l’amortisseur social »

Pour comprendre la crispation des acteurs, il faut remonter le fil des cinq dernières années. Depuis 2020, les structures de l’ESS (associations, mutuelles, coopératives) ont joué un rôle de « digue » républicaine. Elles ont géré l’urgence sanitaire, amorti le choc inflationniste pour les ménages les plus précaires et pallier les carences des services publics dans les déserts médicaux.

En 2025, le constat est celui d’un épuisement généralisé. Les trésoreries sont exsangues, consommées par l’inflation des coûts de fonctionnement (énergie, matières premières) qui n’a pas été compensée par une indexation des dotations publiques. Le secteur vit un effet de ciseau brutal : ses charges explosent alors que ses recettes stagnent ou diminuent.

Le PLF 2026 : le détonateur

C’est dans ce contexte de fragilité que le Projet de Loi de Finances (PLF) pour 2026 a mis le feu aux poudres. Loin du « quoi qu’il en coûte », l’heure est au rabot budgétaire. Les arbitrages de Bercy ciblent spécifiquement des leviers vitaux pour le secteur :

  • Le coup d’arrêt à l’insertion : le secteur de l’IAE (Insertion par l’Activité Économique), fer de lance de la lutte contre le chômage de longue durée, subit un gel des crédits inédit. La baisse programmée de « l’aide au poste » (la subvention versée pour chaque salarié en insertion) menace directement l’équilibre financier des chantiers d’insertion.
  • La fin de l’exception « apprentissage » : jusqu’ici sanctuarisées, les aides à l’embauche d’alternants pour le secteur non-marchand sont supprimées, alors qu’elles perdurent pour certaines PME. Une mesure qui risque d’assécher le vivier de recrutement des associations.
  • Le recul du Fonjep : les crédits alloués aux postes Fonjep (qui permettent de co-financer des emplois dans l’éducation populaire et la cohésion sociale) sont revus à la baisse, fragilisant le tissu associatif local.

La crise des vocations et la concurrence du « profit »

Au-delà de l’aspect purement budgétaire, l’ESS affronte une crise existentielle sur deux autres fronts :

L’hémorragie des compétences

Le secteur peine à recruter et à fidéliser. Avec des salaires structurellement inférieurs à la moyenne du privé (environ -16 % à poste équivalent) et des conditions de travail souvent difficiles, les « métiers du sens » ne font plus recette. Les exclusions successives de certains professionnels des revalorisations du Ségur de la santé ont laissé des traces durables et un sentiment d’iniquité.

La concurrence de « l’impact »

Le secteur historique de l’ESS voit émerger une nouvelle concurrence : les sociétés commerciales à impact. Ces entreprises, qui adoptent les codes de l’ESS sans en avoir les contraintes (lucrativité limitée, gouvernance démocratique), captent une part croissante des marchés publics et des financements privés.

Les associations dénoncent une forme de distorsion de concurrence : les acteurs privés lucratifs se positionnent sur les segments rentables (formation, services à la personne solvables), laissant aux associations la charge des missions les plus lourdes et les moins financées (grande exclusion, handicap lourd).

Le bilan est paradoxal : jamais la société française n’a eu autant besoin des services de l’ESS pour répondre aux défis climatiques et sociaux, et jamais son modèle économique n’a été aussi menacé d’insolvabilité.

Quelques indicateurs clés :

❯  10 % du PIB : La contribution de l’ESS à la richesse nationale française (stable depuis 5 ans).

❯  2,4 millions de salariés : L’ESS représente 14 % de l’emploi salarié privé en France.


❯  200 000 établissements : Un maillage territorial unique, présent dans 100 % des communes, là où les services publics se retirent parfois.


❯  1 création sur 8 : L’entrepreneuriat social reste dynamique : 12,5 % des nouvelles entreprises naissent sous statut ESS.


❯  60 % des dépôts bancaires : la part de l’épargne des Français détenue par les banques coopératives.


❯  68 % de femmes : un secteur très féminisé, bien au-dessus de la moyenne nationale.


❯  40 % de dirigeantes : le plafond de verre résiste. Malgré une base féminine, les postes de présidence restent majoritairement masculins.


❯  – 16 % de salaire : l’écart de rémunération moyen avec le reste du secteur privé (à poste équivalent), cause majeure de la pénurie de main-d’œuvre.


❯  13 millions de bénévoles : La force de travail « invisible » qui tient le secteur associatif à bout de bras.


❯ 50 % des présidents ont +65 ans : un défi démographique majeur pour le renouvellement de la gouvernance associative d’ici 2030.

L’injonction paradoxale : une transformation silencieuse

Cette fragilité économique n’est pas le fruit du hasard, ni simplement la conséquence d’une mauvaise conjoncture. Elle est le résultat d’une lente tectonique des plaques entamée il y a plus de vingt ans. L’État a progressivement transformé son rapport au monde associatif, passant d’une logique de partenaire à celle de commanditaire, pour finir par celle de contrôleur fiscal.

  • La baisse des subventions : le tournant des années 2000

Si la tension est vive aujourd’hui, les racines sont profondes. Le changement de paradigme précède largement l’actuelle majorité. Il s’ancre au début des années 2000 avec la mise en œuvre de la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances).

Cette réforme a introduit la « culture du résultat » dans l’action publique. Progressivement, la subvention de fonctionnement, qui finançait l’initiative associative et la vie de la structure, a cédé la place à la commande publique.

Le mécanisme s’est inversé : l’association ne propose plus un projet que l’État soutient ; c’est l’État (ou la collectivité) qui définit un besoin précis via des « appel à projets » auquel l’association doit répondre.

Cette évolution a forcé les structures à se professionnaliser et à recruter des gestionnaires pour répondre à des cahiers des charges complexes, amorçant leur transformation en prestataires de services parapublics.

  • L’accélération : du citoyen au « Social Business » (2017-2022)

L’arrivée d’Emmanuel Macron en 2017 a agi comme un accélérateur de particules sur ce terreau déjà préparé. La suppression brutale des contrats aidés dès le début du premier quinquennat a envoyé un signal clair : le modèle historique assisté par l’État est révolu.

L’exécutif a alors théorisé le passage à une « ESS entrepreneuriale ». L’injonction faite aux associations a été d’« hybrider leurs ressources ». En clair : aller chercher du chiffre d’affaires sur le marché pour moins dépendre de la puissance publique.

De nouveaux outils financiers ont été promus, comme les Contrats à Impact Social (CIS). Dans cette logique, l’association n’est plus payée pour ses moyens, mais pour sa performance, mesurée par des indicateurs chiffrés (KPI), rapprochant encore un peu plus sa gestion de celle d’une entreprise classique.

Après avoir exhorté pendant des années le monde associatif à embrasser les codes de l’entreprise, l’État se retourne aujourd’hui contre ses meilleurs élèves. Dans les bureaux de la Direction générale des finances publiques, on ne fait pas de sentiment : on applique la règle.

L’administration a réinventé la grille des « 4 P » – Produit, Public, Prix, Publicité, cet outil marketing désormais détourner pour distinguer le désintéressement du lucre. Le piège est parfait : parce qu’elles ont obéi à l’injonction politique de devenir rentables pour survivre, les associations se retrouvent désormais dans le viseur des inspecteurs du fisc. Elles voulaient être des modèles de vertu entrepreneuriale ? Bercy les prend au mot et leur présente la note, comme à n’importe quelle société du CAC 40.

Zoom : La fiscalisation en chiffres (2024-2025)

Si Bercy reste discret sur les statistiques officielles, les remontées de terrain des têtes de réseau (Mouvement Associatif, CRESS) dessinent une tendance claire à l’accélération :

+ 25 % de contrôles : C’est la hausse estimée des contrôles fiscaux ciblant spécifiquement la « lucrativité » des associations entre 2023 et 2025.

1 contrôle sur 3 : Environ un tiers des contrôles sur les associations employeuses aboutit désormais à une remise en cause de l’intérêt général, entraînant une requalification commerciale (assujettissement TVA + IS).

45 000 € : C’est le montant moyen des redressements fiscaux (rappels de TVA sur 3 ans + pénalités) observés sur les petites structures (moins de 10 salariés). Une somme souvent synonyme de cessation de paiement immédiate.

15 % d’autocensure : Selon le dernier baromètre de la vie associative, 15 % des dirigeants associatifs déclarent avoir renoncé à développer une activité économique ou un projet innovant par peur de « basculer » dans la fiscalité commerciale.

L’Europe avance, la France marque le pas

Le fiasco de la réunion du 19 novembre résonne bien au-delà des murs de Bercy. En rejetant la copie du gouvernement, les acteurs de l’ESS mettent en lumière leur déclassement. Alors que la France faisait figure de pionnière mondiale il y a dix ans, elle semble aujourd’hui à contre-courant de la dynamique continentale : pendant que l’Europe investit, la France se retracte.

Un décalage réglementaire et financier

Il faut rappeler que la « Stratégie nationale » que Serge Papin tentait de faire signer n’est pas une simple initiative domestique, mais une obligation communautaire. En décembre 2021, la Commission européenne a adopté un Plan d’action pour l’économie sociale, imposant aux États membres de structurer le secteur pour en faire un pilier de la transition écologique.

La France est désormais hors délai. Le contenu « à coût constant » proposé par Bercy est en contradiction avec la recommandation du Conseil de l’UE de 2023, qui préconise un soutien financier direct pour permettre aux structures de changer d’échelle. La France se retrouve ainsi dans la position inconfortable du mauvais élève, proposant de l’austérité là où Bruxelles demande de l’investissement.

Le paradoxe français : l’Espagne prend le large

La situation est cruelle pour la diplomatie française. En 2014, avec la loi Hamon, Paris était le phare mondial de l’ESS, inspirant des législations jusqu’en Corée du Sud. Dix ans plus tard, ce « soft power » s’est effrité au profit de nos voisins qui ont changé de braquet.

La comparaison avec l’Espagne est la plus cinglante. Madrid a fait de l’économie sociale un pilier de sa stratégie industrielle nationale. Grâce à son plan « PERTE », le gouvernement espagnol a fléché plus de 800 millions d’euros de fonds européens (NextGenerationEU) spécifiquement vers la modernisation de ses coopératives. L’Allemagne et la Belgique suivent cette voie en sanctuarisant les financements dans la santé. La France, elle, rate le coche des financements européens structurants, gérant la pénurie quand les autres préparent l’avenir.

Le rendez-vous de la dernière chance

Le renvoi des travaux au mois de mars 2026 n’est donc pas qu’un simple aléa d’agenda. C’est un test de crédibilité politique.

Le gouvernement français se retrouve au pied du mur : il doit prouver qu’il est capable de redonner un souffle à un secteur qu’il a contribué à fragiliser. S’il revient dans trois mois avec la même copie « technocratique », sans ambition budgétaire et sans vision politique, la rupture avec le monde de l’ESS sera consommée. Et la France aura définitivement perdu son statut de modèle.

Chronologie : 5 décisions, une rupture

  • 9 août 2017 : Le gouvernement décide la réduction brutale des contrats aidés (passage de 459 000 à 200 000 en un an), privant du jour au lendemain des milliers de petites associations de leur unique salarié.
  • 16 mars 2021 : Bercy lance le premier appel à projets pour les Contrats à Impact Social (CIS), remplaçant la logique de subvention publique par une rémunération à la performance financée par des investisseurs privés.
  • 24 août 2021 : Promulgation de la loi confortant les principes de la République, qui instaure le Contrat d’Engagement Républicain (CER) et conditionne désormais toute subvention à un contrôle administratif accru des activités associatives.
  • 10 octobre 2025 : Le Projet de Loi de Finances 2026 gèle les crédits de l’Insertion par l’Activité Économique (IAE) et supprime les exonérations de charges pour l’apprentissage dans le non-marchand, rendant mécaniquement déficitaires des milliers de structures d’insertion.
  • 19 novembre 2025 : Le ministère de l’Économie refuse d’inscrire une Loi de programmation pluriannuelle dans la stratégie nationale, provoquant le blocage immédiat des négociations par l’ensemble des têtes de réseaux (ESS France, UDES).

Pour aller plus loin

Cette page recense des travaux et analyses consacrés à l’évaluation de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Partant du constat d’une inadéquation entre les indicateurs de performance classiques et les spécificités de l’ESS (loi Hamon 2014), la page regroupe des travaux de recherche, des avis d’instances consultatives et des textes fondamentaux visant à définir des critères d’évaluation alternatifs. Elle alerte notamment sur les risques de normalisation induits par la « mesure d’impact » standardisée, souvent promue par des cabinets d’audit financier, qui tend à réduire l’utilité sociale à des données chiffrées dépolitisées. En convoquant des références historiques (Polanyi, Gide) et des analyses critiques contemporaines, le corpus encourage les acteurs à se réapproprier l’évaluation via des méthodes sur mesure et co-construites, garantes du respect des valeurs de solidarité et de transformation sociale.